Salamandre, le chemin

Si Yann avait une mémoire performante, précise, exacte, la mienne est floue, sélective, évaporée. Si je retrace ici l’histoire de Salamandre, ce ne sera forcément ni précis ni complet. Pourtant j’étais là, j’ai accompagné, soutenu, et je vais tenter de retracer les grands axes d’un chemin qui fut le long accouchement du plus beau et du plus exigent projet professionnel de Yann, celui qui a tout rassemblé, celui qui lui ressemble à 100%.
De nos jeunes âges, assis sur les mêmes bancs de classe du même village, j’ai le souvenir d’un Yann curieux, alerte, un esprit qui carbure à fond. Il a hérité de son père (décédé prématurément quand Yann avait 26 ans, un mois avant notre mariage) un talent de bricoleur et inventeur extraordinaire, des idées géniales et originales qu’ils fabriquaient ensemble. Sa passion du VTT lui est venue à l’adolescence et ne l’a plus quitté. Après les
soirées du samedi soir, il enfourchait son vélo tous les dimanches aux aurores pour des journées d’expédition. Passionné par les cartes IGN, il préparait toutes sortes d’explorations, avait une soif de découverte inaltérable.

Lorsque nous nous sommes retrouvés dans le Var, Yann était ingénieur militaire dans l’armement depuis peu. Une situation qu’il n’imaginait déjà pas se prolonger, à peine commencée. Elle était certes confortable à tout point de vue, mais Yann avait d’autres rêves, une quête absolue de sens. C’est tout juste s’il osait nommé son métier : « Je fais quelques calculs » résumait-il.

Ses facilités déconcertantes l’avaient amenées à réussir sa prépa mat sup mat spé tout en pratiquant assidument la planche à voile et le VTT, et sans trop ouvrir ses cahiers. Il avait intégré l’ENSIETA à Brest, poursuivi ses études en pratiquant tout aussi fréquemment la planche à voile et le VTT. Si le métier d’ingénieur lui correspondait, l’armement était bien loin de ses valeurs et intérêts. Expéditions en tandem, périples à vélo, je me suis mise inévitablement au VTT, j’étais encore sur notre tandem (place arrière) le jour précédent l’accouchement d’Antoine. Entre amis, ça discutait pièces de vélo et termes techniques qui m’évoquaient une langue étrangère. Yann m’avait par ailleurs fabriqué un vélo tout suspendu pour que je puisse rouler sans risque pour notre enfant pendant ma grossesse. Il faisait évidemment tous ses trajets boulot à vélo en temps chrono, Pierrefeu –Toulon tous les jours (soit une soixantaine de Km aller-retour), quand je n’allais pour ma part qu’à Cuers, ce qui était bien assez pour moi. Sa passion pour l’écologie est née à cette période, volonté farouche d’alerter sur la situation de notre planète, et les gestes à accomplir au quotidien pour la préserver.

Tout en passant son brevet d’accompagnateur en moyenne montagne, tout en étant très présent pour nos fils, il a commencé à explorer tous les possibles d’une réorientation. Je lui ai suggéré de changer de poste pour, peut-être, y trouver davantage d’intérêt. C’est ainsi que nous avons emménagé à Gramat dans le Lot, pour réaliser un mois plus tard que résolument, non, il fallait changer de voie. Yann y a fabriqué son premier tandem, il
concevait et allait faire souder, puis peindre.

Puis il a posé un congé sans solde et nous sommes partis à Strasbourg, où il a repris des études pendant un an pour être éco conseiller, une formation que nous avons financée entièrement, premier gros lâcher-prise, en dehors des sentiers battus, en famille. A cette époque, il nous a fabriqué un magnifique TGV, Très Grand Vélo, tandem adulte enfant rallongé d’un demi vélo. Nous touchions rarement à notre voiture, et la ville tout aménagée se prêtait volontiers au tout à vélo. Puis ce fut une recherche active de travail pendant un an, avant d’accéder à un poste à Mulhouse pour travailler sur l’accessibilité aux transports en commun pour les personnes handicapées.

Être enfermé entre 4 murs, avec des projets à rendre et la lourdeur administrative qui les plombe, même si le sens était là, était trop loin de Yann. L’envie de s’extraire d’un schéma vélo-boulot-dodo (même si on n’était vraiment pas à plaindre) s’est imposée : partir. Se défaire des codes, des obligations, des convenances, quitter nos postes de travail et maison (que nous louions), expérimenter, et mettre en œuvre un rêve que nous avions évoqué bien souvent.

Partir en voyage à vélo. Tout stocker dans la grange d’un couple rencontré en leur vendant toutes les planches à voile. Et pour le reste, donner, se défaire, se libérer. Yann nous a fabriqué nos deux tandems adultes-enfants, j’ai piloté pour la première fois le mien la veille du départ. Il raconte toute notre aventure de façon magnifique sur notre blog, car entre autres talents, Yann écrit merveilleusement bien. De cette aventure, ce que je garde de plus fort, c’est d’avoir osé. Tout lâcher. Et tout ce que cela a bougé en nous et autour de nous. Et bien sûr ce rapport unique au temps et à l’instant.

Ce voyage a laissé à Yann l’espace pour tous les possibles : rêver son projet de création d’entreprise de fabrication de cadres de vélos, sa passion depuis tant d’années. Sur les routes et chemins, il rêvait déjà ses vélos aux formes courbes, ceux qui permettraient de transporter un surf, ceux qui s’adapteraient au handicap de chacun. Il aimait les contraintes, pour trouver les solutions. Il rêvait son entreprise qui serait un concentré de tout ce qu’il sait et aime faire. Le nom de Salamandre s’est imposé très vite à son esprit. Dès notre atterrissage en Ardèche, au retour de notre voyage, après un été de questionnement peu confortable, il s’y est attelé. D’abord dans notre petite cave, où il a fabriqué une belle mezzanine pour débuter ses fabrications d’outillages sans avoir d’emblée la charge d’un loyer (oui entre autres Yann aimait travailler le bois, fabriquer des meubles sur mesure en fonction de nos besoins, il a ainsi fabriqué tous nos meubles et aménagé intégralement notre fourgon. C’est dur de résumer Yann). C’était trop étroit bien sûr. Il a commencé à mettre en pratique tout ce qu’il avait dans la tête depuis si longtemps. Il a fallu deux ans pour que le projet se concrétise réellement. Nous y avons énormément investi, petit à petit, démarrer une entreprise en partant de zéro, c’est beaucoup, ça prenait du temps, de l’argent, et moi qui ai toujours connu Yann débordant d’énergie, une force incroyable sans limite, je l’ai vu parfois accablé, perplexe. Yann a fabriqué entre autre la « jaunelette » pour Léna, tout terrain, pendant cette période. Ces deux années furent complexes, il se heurtait à des blocages, difficultés nombreuses. Yann n’a jamais rien lâché. Un long chemin de travail « sur lui », de réflexion, de chemin vers le dépouillement et la simplicité.

Ne trouvant pas de logo satisfaisant dans les quelques propositions reçues, je lui ai proposé un logo et une signature qu’il a de suite validées, pour ma plus grande joie, et Jeff a finalisé la proposition avec tout son talent. Ayant trouvé le hangar de Chadouillet à louer, l’aventure a réellement démarré avec l’espace nécessaire au déploiement, celui qui lui manquait, il ne pouvait plus avancer sans. Il a fabriqué, commandé, adapté, tous ses outillages pour ses besoins spécifiques. Yann raconte en partie l’aventure sur son blog et son site. Il a fallu insuffler beaucoup d’argent encore, sans quoi les investissements ne pouvaient se faire. Et le projet a déployé ses ailes. Cela occupait évidemment les semaines et les week-ends, Yann s’est démené avec ténacité. Avec tout ce que cela suppose de charge mentale, quand on crée sa propre entreprise. Avec des difficultés toujours, bien sûr, mais aussi tellement de joie, de satisfactions, d’aboutissement. Yann vivait tout cela comme son chemin, une façon de comprendre son propre fonctionnement, de se découvrir, et d’expérimenter les lois de la nature, de la vie. Il a déployé son talent dans le sur-mesure, dans le soin apporté à chaque client devenu copain, d’où le terme clipain. Le génie de l’ingénieur-inventeur mêlé au savoir-faire de l’artisan. Il était à sa juste place. Au bout de dix ans de congés sans solde, il a démissionné totalement de l’armée, un point qu’il considérait comme une incohérence, un attachement qu’il voulait rompre. Au confort du fonctionnariat, il a préféré l’aventure, le lâcher-prise, la réalisation de soi, la vie dans son extrême, comme s’il savait qu’elle serait courte, il y a si peu de temps entre vivre et mourir. Raconter Salamandre sans raconter Yann est impossible. Raconter Yann est infini. A sa mort, si soudaine, j’ai découvert à quel point il avait rayonné à travers cette aventure, à quel point se sont exprimés sa générosité, son amour, ses dons, sa philosophie, son courage, son énergie, son génie. Il a énormément donné, rassemblé, fédéré, impulsé la vie et le goût de la liberté. Il a réussi son pari et nous laisse orphelins.

Plutôt que de vendre l’entreprise, les enfants ont préféré donner sa chance à l’association des Clipains Salamandre, créée à la mort de Yann par les clients-copains, confiant le soin de perpétuer l’esprit de leur père. Espérons que cette aventure sera belle et joyeuse. Nous leur souhaitons.

Si tu n’essaies pas, tu ne sauras pas.

Fanny

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